Ce joli dessin au crayon, daté de juin 1848, est de la main de Mary Louisa Bruce, comtesse d’Elgin. C’est sans doute la seule illustration de la croix de tempérance érigée à Chambly le 6 juin 1841, sous l’égide de Monseigneur Forbin Janson, évêque de Nancy et célèbre apôtre de la tempérance. Vous pouvez encore admirer son socle sous la statue du Sacré-Cœur qui se trouve sur la rue Martel, devant l’église Saint-Joseph.
Pourquoi, ces croix de tempérance ? Les plus vieux d’entre nous se rappellent peut-être des lacordaires, le dernier des grands mouvements religieux (1940) à préconiser l’abstinence. Pendant un siècle, ces mouvements de tempérance ont mobilisé les populations, tant chez nous qu’en Europe ou en Amérique. Vers 1840, devant les ravages moraux et sociaux de l’ivrognerie, comme on disait alors, les autorités civiles et religieuses s’inquiètent. À cette époque, auberges, buvettes ou débits de boissons pullulent. Par exemple, en 1836 à Montréal, on compte pas moins de 314 auberges et 500 débits clandestins. Le Canadien du 26 juin 1848 dans un article intitulé Statistique pour la tempérance provenant des Mélanges Religieux, mentionne que le fléau est aussi répandu dans la vallée du Richelieu : «Il paraît que depuis 30 ans, plus de 40 des premières familles de la rivière Chambly ont été ruinées par l’intempérance de quelques-uns de ses membres. Ces familles possédaient 15,000, 30,000, 40,000, 50,000 et 100,000 francs, et maintenant, combien n’en voit-on pas dont les enfants sont réduits à la dernière des misères! (…) Dans ces années dernières, il est mort, à la rivière Chambly, au -dessus de 70 personnes des suites de l’intempérance; les unes se sont noyées, les autres se sont pendue, et d’autres sont mortes subitement.» Ces propos alarmistes (et pathétiques, ajouterait l’historien Marcel Trudel) sont propagés par les chevaliers de la tempérance dont les discours ravivent la ferveur populaire. Le mouvement rassemble les foules autour des fameuses croix noires, symboles de la tempérance. Les gens s’engagent à ne jamais fréquenter les cabarets, à renoncer aux boissons fortes … sauf en cas de nécessité absolue, ne manquent pas d’ajouter certains. L’un des grands apôtres de la tempérance au Québec sera le père Charles Chiniquy, personnage haut en couleur et célèbre prédicateur. Monseigneur Forbin-Janson C’est dans ce contexte qu’arrive au Canada un autre personnage charismatique : Charles-Auguste-Marie-Joseph de Forbin-Janson (1785-1844), évêque de Nancy. Tout comme le père Chiniquy (qui quittera le catholicisme pour fonder une secte protestante), le personnage est très populaire, quoique controversé et Rome le surveille de près. Sauf que Forbin-Janson attire des foules et fait ériger des croix de tempérance partout où il passe. À Beauport, 10 000 personnes assistent à l’inauguration d’une croix de tempérance. «Il n’est ici bruit que les fructueuses prédications de l’évêque de Nancy», écrit Rosalie Papineau Dessaules à son frère Louis-Joseph en janvier 1841, «une retraite publique commencée depuis quatre semaines, à Montréal, a opéré un grand nombre de conversions, jusqu’à Bender qui a repris sa femme. Le seul jour de Noël, il a communié 5000 personnes du sexe et, tous les jours, un grand nombre, et on s’attendait qu’aujourd’hui, jour des Rois, il y aurait encore un plus grand nombre d’hommes.» C’est ainsi que le 6 juin 1841, Mgr Forbin-Janson est à Chambly pour bénir une de ces fameuses croix. Au mois octobre suivant, le prélat inaugure un calvaire monumental sur le mont Saint-Hilaire. L’évêque de Nancy retourne en France l’année suivante où il décèdera en 1844. Lady Elgin et son carnet de dessins En juin 1848, lady Elgin est de passage dans la vallée du Richelieu où elle est venu prendre l’air de la campagne. C’est son mari, le gouverneur général James Bruce, comte d’Elgin, qui nous l’apprend dans sa correspondance avec Henry George, comte Grey, secrétaire d’État à Londres pour les colonies. La lettre est datée de Montréal, le 21 juin. Lord Elgin annonce à son correspondant qu’il rejoindra sa femme à Chambly pour le 24. Entre-temps, cette dernière profite de son séjour pour garnir son carnet de dessins de plusieurs paysages de la vallée du Richelieu. Le passage du gouverneur général à Chambly est relaté par La Revue Canadienne du 4 juillet: «Son Excellence le Gouverneur général et Mme la Comtesse d’Elgin ont fait une visite à Chambly le 24 juin dernier. Les habitants de ce joli village ont bien reçu ces hôtes distingués et leur ont présenté une adresse, etc… Son Excellence et lady Elgin ont paru très satisfaits et ont exprimé combien ils étaient sensibles à ces marques d’estime et d’intérêt.» La statue du Sacré-Cœur de la rue Martel La croix de tempérance de Chambly aurait été restaurée en 1884. Lors du 250e anniversaire de la fondation de Chambly, en 1915, on fait ériger un monument au Sacré-Cœur sur le même socle qui avait servi à supporter la colonne de Mgr Forbin-Janson. La statue du Sacré-Cœur, telle qu’on peut la voir de nos jours, a également été restaurée dans les années 1990. De la croix de la tempérance de 1841, il ne reste que le socle, mais on a conservé les inscriptions d’origine que je vous invite à aller lire, au cours d’une promenade sur la rue Martel, aux alentours de la vieille église paroissiale. Louise Chevrier (avec l’aide de Paul-Henri Hudon et Raymond Ostiguy) Illustrations:- Dessin de lady Elgin, provenant de son album de dessins déposé à Bibliothèque et Archives Canada, MIKAN 3994726.- Lady Elgin et sa fille Emily par Katherine Jane Ellice. Bibliothèque et Archives Canada. Principales sources:- Nive Voisin, L’apôtre de la croix noire : Charles Chiniquy, dans Érudit, article paru dans Cap-aux-Diamants, no 28. Philippe Sylvain, Charles-Auguste-Marie-Joseph de Forbin Janson, dans le Dictionnaire biographique du Canada en ligne.- La lettre de Rosalie Papineau Dessaules transcrite dans Correspondance 1805-1854, texte établi, présenté et annoté par Georges Aubin et Renée Blanchet, Varia 2001.- Collection Elgin-Grey 1846-1852, éditée avec notes et appendices par Sir Arthur G. Doughty, en quatre tomes, J.-O. Patenaude, Ottawa, 1937. Ce texte vous inspire des commentaires? Vous souhaitez émettre une suggestion? Merci de nous écrire.