«La lecture du texte de Paul-Henri Hudon sur les boulangeries m’a rappelé que j’avais, il y a longtemps, écrit un texte sur un boulanger connu». Gisèle Guertin, qui fréquente assidûment les chroniques que la Société d’histoire publie chaque semaine dans son site Web, nous a remis ce texte. Nous la remercions.
Jamais il ne frappait. De sa gorge ramassée, sortait la ronflante onomatopée : Côôômbien? Il le savait pourtant : le mardi, nous commandions deux gros pains cuits sur la sole et le jeudi, quatre gros pains, de même qu’un pain de son pour grand-maman. Trapu, rougeaud, ventripotent, Passecarreau – ainsi l’avions-nous baptisé -, ressemblait aux pains qu’il déposait sur notre table. Pour sa ronne, il s’accoutrait d’une vareuse à rayures et ceignait ses reins d’une large courroie à laquelle pendait une mallette en cuir. Avait-elle cuit sur sa tête, cette casquette, d’où perçaient sous la visière, une paire d’yeux gris bleu? L’homme dispensait les racontars au même titre que les fesses de pain croûté et les brioches à l’anis. Encans, faillites, chicanes de fossé, incendies, mortalités, carême, baptême, boucans et cie, tout y passait. Une satisfaction non équivoque luisait dans son regard et des crachotements fluaient sur ses lèvres minces alors qu’il fomentait la nouvelle, en faisait lever la pâte. Digne du métier exercé, il se nourrissait des choses appartenant aux uns et aux autres comme appartenant à lui-même et y échappant tout à la fois – une sorte de pain de boulanger quoi! Pendant ces potinages, sa main faisait bruire les pièces de monnaie dans la mallette ventrue. Maman stoppait les commérages : – Deux douzaines de beignes au miel, bien frais! ordonnait-elle. Passecarreau clopinait vers sa voiture, en revenait sifflotant, faisant ballotter les beignes sur sa panse. Ça fleurait la liqueur d’abeille, ça annonçait le dessert du dimanche. Sur le coin de la table recouverte d’un tapis ciré, maman déposait deux pièces de trente sous qui ne tardaient pas à bruire parmi les autres. Après avoir rempli notre maison de nouvelles fraîches et d’odeurs de pain, Passecarreau chevrotait son ôôrevoirémêêrci. Des sons similaires à ceux d’un criquet avaient l’heur d’avertir le cheval planté en bordure de la route. Les mèches d’un fouet virevoltaient sur notre ciel familier et mollement chutaient sur les flancs de la bête porteuse de pain. L’équipage emportait les pains des voisins et le dernier ragot : «mon frère le plus jeune avait les oreillons, et peut-être qu’il serait stérile», comme le bougre l’avait annoncé à ma mère… Gisèle Guertin, extrait de Bouffées d’enfance Photo: Vanepan/SXC.hu http://www.sxc.hu/profile/vanepan Ce texte vous inspire des commentaires? Vous souhaitez émettre une suggestion? Merci de nous écrire.