L’auteure a choisi d’écrire un roman historique en s’appuyant sur le personnage d’Emma Lajeunesse, Madame Albani. Ce premier volume d’une série qui, selon le découpage historique pourrait en compter trois, s’arrête en 1878 au moment du mariage de l’héroïne avec Ernest Gye. L’auteure s’appuie constamment sur les biographies et autres textes connus relatifs à la grande cantatrice pour structurer son texte en y introduisant des éléments romanesques de son cru. Ce premier volume est donc un mélange de faits historiques connus et de fiction.
Je ne m’arrêterai pas sur les qualités artistiques du roman car d’autre mieux qualifiés que moi s’en chargeront. Ce sont plutôt deux aspects historiques, jouant un rôle fondamental dans ce roman, qui ont particulièrement retenus mon attention. Madame Simoes développe largement un épisode où Emma Albani entretient une relation amoureuse secrète et clandestine avec un aristocrate du nom de Karl von Heirchmann. Des rencontres épisodiques, des fuites romanesques, enfin un abandon brutal que le sieur von Heirchmann consume pour épouser une demoiselle de son rang. Presque par dépit, Emma Albani accepte alors la proposition d’Ernest Gye et épouse le fils du directeur du Covent Garden, le Royal Italian Opera de Londres. Cette liaison toutefois n’échappe pas à l’attention d’Adélina Patti. Celle-ci survole le monde de l’opéra et y règne en souveraine incontestée. Toute nouvelle chanteuse, le moindrement talentueuse, devient une rivale potentielle. Albani n’échappe pas au jugement sévère de Patti mais Albani détient aussi des secrets qui pourraient hanter Patti de sorte qu’il s’établit entre elles une espèce “d’équilibre de la terreur”, mon silence contre le tien. C’est ainsi qu’Albani peut entretenir cette liaison amoureuse avec von Heirchmann. Ce monsieur est un personnage fictif; il n’a jamais existé. Cette liaison est une invention de l’auteure. Je connais des familiers d’Albani qui, à la lecture du roman, se sont interrogés au sujet de cette réalité, plusieurs concluant que l’auteure avait fait une découverte étonnante. Il n’en est rien et c’est pure invention. J’ai moi-même entendu l’auteure le confirmer sur les ondes de Radio Galilée, une radio de Québec, au cours d’une émission intitulée Curiculum vitae. C’était fin été, début automne 2011. Ce choix romanesque deviendra pour de multiples lecteurs du roman un fait avéré et c’est l’aspect que je regrette le plus vivement. On confondra la vérité historique et la fiction. Cette confusion est d’autre part encore plus fortement accentuée par le fait qu’en quatrième de couverture l’éditeur parle même “d’amants”. Il ne s’agit pas ici d’une question morale mais d’un glissement de sens qui représente une contre-vérité historique. Pour ma part, j’aurais souhaité, et je souhaite encore, que l’auteure insère une note liminaire à cet effet. Loin d’enlever de l’intérêt pour son roman, je crois même qu’elle afficherait mieux ainsi la mesure de son talent. Le second commentaire que je désire apporter a trait à cette charmante Adélina Patti. Encore aujourd’hui, son talent continue d’émerveiller. Les quelques enregistrements qui existent nous font entendre une voix radieuse, encore fraîche, alors que Patti avait dépassé la soixantaine au moment des enregistrements. Les quelques enregistrements d’Albani par contre nous font entendre une voix fatiguée et presque brisée. Patti était un phénomène et personne n’a approché sa gloire au dernier tiers du XIXe siècle. Quiconque contestait cette place était brutalement repoussé. Albani n’a pas échappé à cette vindicte. Ses débuts à Londres connurent un très fort succès et Albani s’est gagnée un public propre. Sans atteindre le rang de Patti, et surtout sa sphère d’influence sur le continent et même en Amérique, hors le Canada, Albani a su se hisser aux premiers rangs de la renommée. Cette rivalité ne s’est jamais transformée en une quelconque intimité entre elles. Madame Simoes encore ici, et ce n’est pas un reproche, crée un lien inexistant pour les fins de son roman. Le caractère de Patti y est très finement tracé et l’auteure est fort habile à nous la décrire. Il existe un très long récit rédigé par Frederick Gye dans son journal personnel (1) où Patti attaque sauvagement Albani juste au moment où celle-ci doit se produire afin de la décontenancer, lui faire perdre son sang-froid, ruiner sa performance devant la Cour impériale russe et ainsi ruiner sa carrière. Frederick Gye dira qu’Albani a surmonté cette attaque vicieuse tout en chantant les larmes aux yeux. C’est donc dire qu’une complicité entre elles est aussi pure fiction. Il faut savoir qu’Albani fréquenta la cour de Victoria jusqu’à devenir l’intime de la reine alors que Patti en a été exclue après son divorce d’avec le marquis de Caux. Ces deux célèbres cantatrices ont donc évolué dans des univers sociaux différents qui ne permettaient guère, sinon pas du tout, de cohabitation. Le livre de Madame Simoes aura l’avantage de faire connaître davantage la vie d’Emma Lajeunesse Albani-Gye mais en y introduisant des éléments douteux. Souhaitons que l’auteure en informe ses lecteurs. (1) Avec la permission des Archives du Royal Opera House, Covent Garden, Londres. Lise Antunes Simoes. La Cantatrice, La jeunesse d’Emma Albani. Marieville, Les éditeurs réunis, 2010. 424 pages. rédaction : Pierre Nadon