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Le banc de famille

By 10/04/2019May 9th, 2019No Comments

À l’aurore du nouvel an, un devoir — et c’est encore heureux d’en avoir à remplir ici-bas —, un devoir m’avait ramenée pour quelques jours à mon village. Avec un plaisir ému j’ai entendu l’écho, si plein de foi, du souhait traditionnel: «Je vous souhaite une bonne et heureuse année, bien d’autres après, et le paradis à la fin de vos jours.» […] Le prône se fit comme d’habitude. Mais il prit cette fois une importance extraordinaire. «À l’issue de la messe, nous procéderons à la vente du banc no 5 de la grande allée; du no 4 de l’allée du côté de l’Épître; du no 10 du côté de l’Évangile, etc.», annonce la voix connue du vénérable pasteur, aussitôt après avoir donné la bénédiction du jour de l’An à ses ouailles.

[…] J’avais reconnu notre banc de famille; je relevai la tête, et calme, j’attendis le tour de l’enchère de ce banc où j’avais assisté, pour la première fois, aux offices solennels de l’église, où ma jeune intelligence avait bu à la source sacrée de la Bonne Nouvelle évangélique, de ce banc, sanctuaire en miniature, au-dessus duquel flottait un nuage d’or, formé d’encens et de prières, qu’illuminaient les regards pieux des chers disparus.   Quand les paroles de licitation adjugé à un tel furent prononcées, […] je reconnus dans le futur propriétaire, en dépit des ans, un de mes anciens compagnons de l’école du village.   Il me sembla alors voir sortir en silencieuse théorie, trois générations de notre banc de famille qui allait changer de nom, après avoir gardé le même durant plus d’un demi-siècle, et ce ne fut pas sans émotion que je contemplai cette longue suite, dont pas une des chères figures ne m’était inconnue: un beau et digne vieillard se présenta le premier; auprès de lui, sa compagne revêtue de sa longue robe de soie noire, de son châle de crêpe blanc, sa belle tête couverte d’un chapeau fermé, à la garniture intérieure de tulle et de fleurs. Des jeunes têtes brunes et blondes suivirent… de pieuses jeunes filles, des adolescents dont les lèvres priaient aussi. Qu’aperçois-je? Des vêtements de deuil! Serait-ce la marche funèbre qui s’ouvre déjà? La longue procession se dispersa un instant, puis se reforma, changea, recommença, et les personnages qui la composaient me semblaient plus lointains au lieu de se rapprocher. […] Le banc de famille existe toujours : il s’est reformé là-haut et ceux qui le remplissent chantent à jamais ton amour dans ton sein adorable.   Quand la foule se fut dispersée, je sortis du banc de famille pour n’y plus rentrer.   – Ruth de la Gerbe  À la campagne, c’était coutume de vendre les bancs le premier janvier.   Recherche : Gisèle Guertin   Extrait de La Bonne Parole, mai 1917, Vol V, n° 4, Bibliothèque et Archives nationales du Québec     Ce texte vous inspire des commentaires? Vous souhaitez émettre une suggestion? Merci de nous écrire.